Livre un, chapitre deux.

8 mai 2009.







Il est en train d’achever le travail commencé avant même sa venue. Il est en train d’ouvrir une tombe et découvre le trou auquel ici tous nous pensons. Trou du jouir. Trou du jamais. Trou de l’assez. Trou de la fin. Trou de encore. Il dit. Je suis en train d’achever l’œuvre commencée par deux corps, là-bas, dans la vallée. Il dit je commence par bien mâcher les mots avant que de penser à commencer : à les avaler. Il dit je commence par bien mâcher les morts. Pareil. Il dit. Je suis le corps qui mâche les mots des morts. Je suis le corps qui les fait passer dans nos corps : de mort à vie. Il dit. Nous sommes la somme des morts, par nos corps vivants. Il dit nos corps sont vibrants. Les mots défont les tombes. Et toujours ainsi commence une venue. À chaque mot que tu entends, une tombe se défait. Silence. Adieu. Adieu silence.



Ici. Je suis la première heure de la première parole dite. Ici, quand la parole est dite : je suis. Ici, quand la parole est dite : je suis en marche vers sa fin. Je suis ici l’heure exacte où la parole enfin cesse de vouloir dire, et laisse place aux corps.



Je suis ici une parole qui défait l’empêchement. Je défais l’attente. J’écoute. Je suis le corps qui ne demande rien, et qui est là. Je suis, aussi, un point de lumière clignotant dans le fond de ton cœur. Je suis celui qui s’approche. Je suis celui qui sait. Je suis celui qui défait le savoir. Si tu ne demandes rien. Je réponds.



Et je suis la voix et le regard qui te glacent. Et je suis le miroir que tu interposes entre ton corps et mon corps et par lequel tu refuses de me voir, aussi. Je suis une glace à la crème qui fond et que tu lèches. Aussi. Je suis un corps qui fond en plein soleil. Je suis, à l’instant présent : la fonte d’une matière très précise, en toi. Je suis, à l’instant présent : une matière qui te porte et qui fond. Une matière qui te porte, et qui fond, dans le temps.



Et je suis ici, aussi, ta petite maman dans la cuisine qui te fait réchauffer la langue de bœuf. Je suis la langue de bœuf. Je suis la sauce épaisse et piquante et les petites morceaux de cornichons coupés en fines lamelles. Je suis. Dans ta bouche, et tu m’avales. Je te nourris. Je suis. Ta petite maman qui te nourrit. Je suis. Une cuisine, pleine de petites mamans. Je suis la puissance du foyer. Je suis le morceau de beurre qui fond dans la casserole. Je suis le plat trop gras mais tu as faim. Je suis la part de trop quand tu n’as plus faim. Je suis ta gentille petite maman. Je suis ta vieille petite mémé. Tu vas m’aimer n’est-ce pas. Viens, je vais te faire manger. Car tu as faim, n’est-ce pas. Viens. Pas la peine. Pas la peine d’avoir faim.



Ce n’est pas parce que tu feras la route à l’envers que tu comprendras mieux. Ce n’est pas parce que tu feras la route à l’envers que tu reviendras. Tu ne reviendras pas. Tu le sais, cela. Tu n’en reviendras pas. Mais tu veux bien rester encore un peu avec nous, n’est-ce pas. Regardez-le, il prend la fuite. À quoi pense-t-il donc échapper. Ici.



Je suis. Le corps à qui tu n’échapperas pas.



Je suis. Celui tu n’auras pas. Je suis. L’espèce qui vient. Dans le même temps. Je suis l’impossible d’un foyer qui veut brûler par l’amour. Je suis une guerre en dépendance. Je suis un schéma déjà tracé quand tu arrives. Je suis là. À quoi penses-tu échapper. À quoi penses-tu échapper en voulant à tout prix inventer de nouveaux tracés. Tu veux un nouveau schéma ?



Tu me plais quand tu t’enfuis. Est-ce que tu sais ça. Tu m’attires quand tu me fuis.



Je suis. La menace du possible. Je suis. Un mensonge très lourd. Et nécessaire. Je suis. Dans les nouveaux tracés que tu penses inventer. Je suis le corps par lequel s’empêche l’invention. Je suis le corps par lequel tu te libères. Dans le même temps. Je suis le tracé qui défait la fin. Je suis. Ta très belle petite prison, avec nouveaux radiateurs, tout neufs, pour être bien attaché, bien au chaud, dans la chaleur, pour le sommeil. Je suis la chaleur, pour le sommeil. Je suis glacé.



Nous ?



Nous sommes le dernier geste. En pleine lumière. Nous sommes. La fin qui vient. Et venant, nous annulons l’achèvement. Nous sommes la trace de ce qui arrive. Nous sommes la trace pas encore tissée de ce qui se tissera après l’adieu. Nous sommes l’adieu. Nous sommes, la dieu. Qui est cette femme. La dieu. Nous sommes, cette femme, qui lui a toujours manqué. Nous sommes cette femme par le corps de laquelle nous avons cheminé, pour mieux le tuer. Nous sommes. Ce qui reste de sa mort. Nous sommes debout et nous vivons, dans sa tombe. Nous sommes l’adieu à sa mort. Nous commençons. Maintenant. Signant la fin, nous commençons. Par la parole. Vite, vite, un corps. Corpus, cadavre. Parole difficile. Et lui, nous a-t-il jamais parlé quand il prétendait vivre. Jamais. Il n’a jamais su parler. Jamais. Il a toujours été mort. Et toujours, toujours c’est à sa mort que nous avons parlé. Toujours dans son silence. Toujours nous parlons depuis son silence, dans le creux de sa tombe. Toujours nous parlons en creux dans le silence de sa mort. Et nous disons que nous sommes la dieu.



Ce qui n’est pas encore fini a pour nom infini. Ce qui se dit n’achève rien mais modifie l’ensemble des corps qui écoute. Ce qui se réalise de l’infini : a lieu dans un temps, où, une matière en attente dans un corps, devient vivante dans un corps autre. Cher petit sperme. Cher petite parole. Chère petite matière. Vas-y : défais l’attente. Vas-y : défais le nom de ta mort. Vas-y, franchis la limite. Fais le geste d’après. Ne le fais pas pour après. Fais-le. Fais-le maintenant.



Ce qui n’est jamais assez a pour nom insatisfait. Satis-fait. Assez fait. Jamais assez. Vas-y. Fais le geste. Vas-y. Franchis la limite, et laisse venir ce qui s’approche. Laisse venir la sensation de l’approche. Laisse venir le souffle. C’est un corps. Un corps autre, et très réel. Si tu le laisses venir, tu défais les liens anciens. Si tu le laisses venir, tu écris les premiers mot, sans comprendre. Tu fais les premiers pas. Hors de la tombe. Tu poursuis la phrase. Hors de la tombe. Et tu te moques. Maintenant. Tu te moques. De comprendre. Maintenant. Tu inventes. Ce qui manque. Hors de la tombe. Il n’y a rien. À comprendre. Hors de la tombe. Il n’y a rien. À savoir. Tu t’approches.



Ce qui défait la pensée a pour nom dépense. Tu défais la tombe. Tu défais la pensée. Tu défais le savoir. Mais tu avances encore avec la mort dans le dos. Mets-là devant toi. Voilà. C’est ça. Comme ça. Cher petit sperme. Chère petite parole. Chère petite matière. Maintenant. La mort. Est face à toi. Ça te fait quoi.




Je vais te dire une chose. Je crois encore à l’amour. C’est tout. Je crois encore aux mots que je ne comprends pas. C’est par eux que les corps apparaissent. C’est par eux que les corps se touchent. Les mots que je ne comprends pas. C’est par eux que je viens.



L’approche de ce qui vit dans le souffle de la parole. Le souffle de ce qui vit dans le corps de l’approche. Le mot par lequel à chaque nouveau pas la parole ouvre un chemin. Le présent du souffle. Ce qui vient, est qui n’est pas la mort, a pour nom impossible. Ce qui a pour nom impossible fait circuler par la parole une certaine confiance qui n’essaie pas de convaincre. Ce qui n’essaie pas de convaincre se donne.



Ici. Je fais le seul chemin possible. J’accède : à l’ignorance. Au passage, ou par distraction, un dimanche, ou un lundi, j’enterre mes parents vivants. Ils survivent. Je ne veux pas survivre à la mort. Je veux bien leur en parler. Je viens bien leur dire : pas la peine de m’attendre pour un quelconque après. Pas la peine de travailler aux tracés d’un schéma qui dessinerait mon corps pour que je sois après le corps.



Et je suis aujourd’hui devant la source. Est-ce à dire que je suis revenu. Je suis aujourd’hui devant la tombe. Devant la source. Et je regarde. Une dernière fois. Le corps d’un enfant que j’ai tué ce matin. Ça fait mal. Un peu. Il paraît que l’on ne voit l’enfant que lorsqu’il est mort. Je ne sais pas. Je sais seulement qu’avec le tas de terre au côté de la tombe vide, avec la terre du vide de la tombe, je forme un nouveau corps, pour faire un enfant. Je lui forme un corps de terre. Pour l’allonger dans le vide. Pour qu’il dorme bien au chaud dans le vide. Je forme un corps de terre et je le dépose au fond du vide. Et. Maintenant. Je parie sur un principe archaïque de résurrection. Maintenant. Je fais renaître l’enfant par la terre. Cela fait. Un peu. Mal. Au début. Mais le souffle vient. Je regarde. Au fond du trou. Je vois le vide. Je vois le corps qui respire. Je sens mon corps qui respire. C’est par là me dis-je. Je fais le pari que c’est par là. Un accès inédit pour le souffle. Un accès inédit par la terre. Un accès ancien, remis à neuf. Sentir le souffle, par le vide. Faire le corps, par la terre. Elle tremble. Je sens. La matière qui vibre.



Je me lève. Je sors de la tombe.



J’ouvre un passage dans l’incompréhensible. J’ouvre un passage par lequel l’incompréhensible devient un corps accessible. C’est tout. C’est tout pour aujourd’hui.