Et de quoi parler encore sinon de soi [1998]




Pour Michel Fourquet




Et de quoi parler encore sinon de soi. Dans cet incessant va et vient du voiler, dévoiler - qui parlait de quoi -, ici et là, de quoi parler encore - sinon de soi. Qui voile ou dévoile ouvre l'œil et le jeu déjà commence, il a déjà commencé, œil ouvert ou fermé, déjà un regardait.De quoi parler encore sinon de soi. Sachant ici que la mise à nu n'épargnera personne. Ni toi qui regardes, ni toi qui montres, ni épargné, ni égaré, n'épargnera non personne, ni œil, ni main,personne, ni personne ni rien. Qui donc oserait mettre nu de la sorte sans même soi se dénuder.Moi aussi j'ai regardé. Je me suis vu. Et j'ai baissé le voile au devant. Pour me masquer. Non pas tant. Bien plus à coup sûr pour que tu viennes. Jamais ne désirant davantage que celui-là qui derrière mime de se cacher.Et n'avance pas en espérant si vite par ces chemins pouvoir me connaître. Par ces chemins, n'espère que les chemins pouvoir connaître.Car enfin : quoi penses-tu que j'avance lorsque c'est moi que je mets en avant. Sinon cette marche mienne, vers moi, qui est la tienne même si toi aussi tu t'obstines à marcher. La mémoire n'en peut plus de s'effacer. Pire encore : comme parfois semblant ne s'être même jamais fixée. Inutile de l'effacer. D'où je viens. De là derrière. De ce brouillard là duquel je sors. C'est dans le flou, dans l'opaque, dans ces images trop anciennes qui ne m’appartiennent plus, puisqu’issues de ce temps que sans doute j'ai vécu, mais qui sans elles n'aurait su laisser traces.Dans le flou, dans l'opaque. Dans ce temps vieux et mort où j'ai vécu, où dit-on même je suis né, ai grandi. A quelle date de ma vie se situerait l'image première dont je me souviens. Rebrousser le temps. Pas la peine, pas la peine. Du flou, de l'opaque. Commencer par le présent.Et dire encore, marteler, revenir. Dire encore : cette marche mienne, tu la connais. Dire encore : est la même pour toi. Puisque tu t'obstines, semble-t-il, à vouloir marcher, regarder, que sais-je. Puisque tu t'obstines, semble-t-il, à vouloir continuer. Marche dite mienne puisque c'est moi qui ouvre la bouche, tends les mains. Matières et mots à ton œil livrés, images entraperçues, rampantes, crissantes sur la langue de celui qui dit, grinçantes à l'oreille de qui. Marche mienne, tienne pour toi, puisque tu viens, je présume, avec mains et bouche en ta possession, avec œil, langue, oreille. Marche mienne : est même pour toi. Si tu sais voir et entendre, braquer le regard,tendre l'ouïe. Si je sais te parler, oui, si je sais peindre, trouver les formes, les mots, les images. Si je sais montrer, oui. Si je sais trouver un peu comment dire.Sans parler des bras. Sans parler des corps. Sans parler des cœurs, des culs, tout ce tremblement des vies nôtres vécues. Qui alors ici dévoile voile qui. Celui qui donne à voir, ou celui. Qui vient regarder. Le jeu enfin avoue ses méandres. Cul par dessus tête, oui. Jeu nécessaire, comme tête et cul dans le sens qui nous semble bon. Jeu nécessaire. Civilisés que sommes. On ne dit pas regarde-moi impunément. Jeu nécessaire, double jeu, au minimum double, ça va de soi, me myself and I play it again, please, je montre, je cache, mélodie balancée, désir aiguisé, dans 1’empêchement là fait d'accéder à la clarté de qui se montre.Masque opaque, translucide. Je calque mon regard dans cette opacité translucide. Je calque le regard de celui qui voit sur le travail de l'œil et de la main de cet autre qui là s'est déposé.Masque opaque, translucide. Qui serais-tu donc prêt à trouver si l'envie te prenait de soulever le voile.Je te montre ici flou ce que j'ignore de l'être clair. Opacité, ma tendre, ma vieille et poussiéreuse,fidèle et combattue compagne. Y aurait-il un vainqueur que l'autre n'y survivrait pas. Probable.Et toi qui regardes, oui, je veux que tu viennes, et je bloque ta venue. Es-tu pressé à ce point que tu ne puisses attendre. Que tu ne puisses traverser et vivre ce présent. J'apprends lentement sur moi. Et tu voudrais que je te livre le peu que j'en sais sans détours. Dis-toi bien que toi et moi sommes désormais embarqués dans cette impossibilité commune d'une lisibilité immédiate. Rien moins que ça. Et, chaque détour, chaque empêchement que je t'impose, ne sont que ces défenses nécessaires, tu le sais mieux que personne, nécessaires et dressées là, afin que nul ne puisse m'atteindre aisément.Celui qui accepte ces détours, ces empêchements, celui-là connaîtra le poids du temps long, connaîtra au moins de moi ce plaisir difficile du temps long, et lent, de la visibilité pénible, de la quête périlleuse d'un inconnu autre en soi.Celui-là qui accepte ces détours, ces empêchements, celui-là, je veux bien tenter de lui parler. Puisque déjà, l'un et l'autre, sans savoir quand, ni qui a décidé, l'un et l'autre, semble-t-il, déjà, oui, nous venons de commencer.




[Mai 1998]











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